Je suis retombé sur Prison Architect la semaine dernière. J’avais un vilain truc au doigt qui m’empêchait de faire du piano ; la construction et la gestion d’une prison était un substitut adéquat. En fait, Prison Architect est un DF-like. Ça signifie Dwarf Fortress like, « jeu à la Dwarf Fortress ». Le principe : faire vivre un groupe de bonshommes et de bonnes femmes en autonomie, en les faisant préparer leur nourriture, en leur donnant un abri pour dormir, en les défendant contre d’éventuelles attaques de l’extérieur. L’idée géniale derrière tout ça, qui fait la particularité des DF-like, c’est la manière avec laquelle le joueur contrôle les actions du groupe. Il n’y a quasiment pas d’ordre direct à donner, comme dans un jeu de stratégie, mais plutôt un cadre géographique et temporel qui guidera l’ensemble des membres du groupe. Par exemple : “travailler de 8h à 12h”, “cette zone est un dortoir”, “stocker le grain ici”… Toutes ces instructions générales créent alors une liste de tâches invisible, dans les “coulisses” du jeu, et les tâches seront exécutées par le groupe de manière autonome, parfois en fonction de leurs compétences – dans RimWorld et Gnomoria, il y a un système de compétences où chaque colon/gnome est plus ou moins qualifié pour chaque type d’action (couper du bois, cuisiner, etc…). Avec ce système, le joueur est beaucoup moins actif que dans un jeu de stratégie, et a le temps de regarder son groupe agir, un peu comme par magie. Le but est donc de trouver une configuration d’ordres qui fonctionne bien, avec laquelle chacun aura de quoi dormir, manger, etc… Et bien sûr, le jeu nous met des bâtons dans les roues, en soumettant le joueur a des difficultés croissantes : des attaques de monstres de plus en plus puissantes, un nombre croissant de prisonniers à gérer, des catastrophes naturelles… Donc, un DF-like, c’est un peu un croisement de Sim City, d’Age of Empires, de Theme Hospital et de RPG.
Donc hier, à la fin d’une partie, j’ai réalisé un truc qui m’a scié. Voilà ce qui se passe quand je joue à Prison Architect… Attention, si vous comptez y jouer, la suite pourrait gâcher votre plaisir.
Une partie commence avec un chantier. Je fais patiemment construire une petite cellule de rétention, un peu comme celles qu’on voit dans les films, deux ou trois bureaux, une cantine, et une belle cour avec des bancs. Quand l’ensemble me paraît correct, je valide l’accès aux prisonniers qui arrivent en car dès le lendemain. Au début, ça marche bien : lever à 7h, douche, petit-dej, travail de 10h à 12h – ils gèrent leur blanchisserie et le nettoyage des sols, ça m’évite d’avoir à engager trop de personnel – et une après-midi tranquille dans la cour. Je lance quand même un shakedown le cinquième jour (fouille de la prison de fond en comble), et mes gardes trouvent des cachets volés à l’infirmerie, des paquets de clopes, des téléphones portables, jetés par-dessus la clôture ou passés par un proche lors d’une visite. Rien de méchant. Occasionnellement, un prisonnier un peu énervé tape sur un garde ou un autre détenu ; mais il est vite calmé et envoyé à l’isolement. La deuxième semaine commence avec un coup dur : un des prisonniers était un ancien policier. Les autres l’ont reconnu, et un matin, ils sortent de la douche moins nombreux qu’ils n’y étaient entrés. Pendant qu’on emmène l’ex-flic à la morgue, je lance une fouille. On retrouve deux couteaux, chourés en cuisine. Ok, ça devient sérieux ! Je place des détecteurs de métaux à l’entrée du self et du dortoir. On trouve toujours régulièrement des clopes, de l’alcool, des drogues, et c’est énervant. Je place quelques patrouilles K-9 (prononcer “Kaynaïne” pour “Canine”, c’est des chiens policiers) pour endiguer le flot de cette petite contrebande, qui a un effet pervers : plus y’en a, plus les gens en veulent. Et puis merde, on n’est pas au camping là.
Au début de la troisième semaine, les prisonniers commencent à en avoir marre d’être fouillés continuellement. En même temps, les gars, arrêtez de faire rentrer des trucs dans ma prison ! Y’en a même un qui avait réussi à choper une matraque… Un grand bravo au garde qui, s’apercevant qu’il avait perdu sa matraque, est allé se reservir à la sécurité sans moufter. Par contre, point positif, j’ai trouvé un moyen pour mieux repérer la contrebande : j’ai fait construire pour les gardes une salle de sécurité flambant neuf, avec un dispositif d’écoute relié à toutes les points téléphone de la prison. C’est assez drôle de voir un gars aller chercher la bouteille de whisky qu’un ami lui a balancé par la clôture, quand il s’aperçoit qu’à la place de Jack Daniels, c’est Joe Le Maton qui l’attend. Ça détend, d’autant qu’il y a un autre point positif aux écoutes : elles me permettent de repérer les balances, ex-policiers, et autres cibles potentielles des gros durs, pour les placer à l’écart du troupeau dans un bloc séparé. Par pure précaution, j’ai équipé les surveillants de kevlar, et je finis la semaine tranquille.
Heureusement qu’ils ont des gilets… La prison est clairement en surpopulation, et ça crée ce genre de problèmes : à 7h, quatre douches pour 32 prisonniers. À 8h, à peine 50 plateaux petit-dej pour 64 (oui bon je regroupe mes détenus en groupes de puissances de 2, ça me détend), à 14h, on prend l’air… à 128 dans la cour de 80 m². Et concrètement, si tu as un accident parce qu’il n’y a que deux chiottes par bloc de 16 cellules (contenant quatre personnes au lieu des deux prévus), ne compte pas avoir une tenue propre avant le lendemain. Les repas virent assez souvent au pugilat, et on est passé à un shakedown quotidien, car il y en a toujours un qui réussi à voler une matraque pendant une baston, ou à se fabriquer une arme avec les balais du local nettoyage… À ce moment-là, je sens qu’on a atteint une limite : ça devient difficile de les fouiller, parce qu’ils se rebellent, agressent le garde, et quand il veut les raisonner avec son gourdin, d’autres arrivent, encore plus véner’. On finit bien par les maîtriser tous, et on passe alors un chouette moment ensemble, nous debout, eux allongés sur le ventre, mains menottées derrière le dos. Mais enfin chaque jour… c’est usant. En plus, le “trou” que j’avais construit au coin de la cour ne suffit plus. Pour une agression du staff, j’ai fixé un passage de douze heures à l’isolement. Le souci, c’est qu’avec une seule pièce, il me faudrait une semaine entière pour y faire passer les rebelles d’une seule journée… Je lance un chantier : un nouveau bloc qui contiendra 32 cellules d’isolement, avec portes blindées super chères et tout. Ça leur montrera qu’on rigole pas. Mais il faut aussi trouver comment reprendre le contrôle de la prison, sinon, un de ces quatre, une des matraques que l’on n’aura pas retrouvée finira sur l’occiput d’un de mes employés. Je la joue un peu subtil quand même : d’un côté, je leur installe la télé au foyer, qu’ils puissent se détendre pendant leur temps libre, je lance la construction d’une nouvelle cantine, plus grande que la première, et de l’autre, je fais passer une certification Taser à tous les surveillants.
Semaine 5 : L’effet des mesures prises la semaine passée est spectaculaire. Je suis moyennement content du budget dépensé dans la nouvelle cantine. Elle fonctionne mieux que l’ancienne, mais les bastons n’ont pas cessé, elles sont juste un peu moins fréquentes. Le truc, c’est qu’avec une vingtaine d’entrées de détenus par jour, on n’a pas le temps de vérifier tout le monde, alors qu’eux ont tout le temps, et me devancent toujours pour trouver les ex-policiers. Bref, par contre, le Taser, c’est super efficace. En moins de deux, tous les récalcitrants sont au tapis, envoyés à l’infirmerie, puis hop, au trou ! J’ai couru après les évènements depuis le début… c’est le moment de prendre les devants et d’anticiper un peu. D’abord, on s’occupe des angles morts : je ne vois pas toujours ce qu’il se passe dans certaines pièces, et je n’ai pas les moyens de placer un garde dans chaque recoin de la prison. J’installe donc des caméras un peu partout. Plus tôt on détectera le début d’une rixe, plus on diminuera les chances de trépas des participants. Ensuite, et là c’est vraiment au cas où, j’engage des gardes armés. Ils ont des sales tronches, et le KCHHRRRRKCH de leur talkie-walkie refroidit bien l’ambiance, mais au moins on est safe.
Bon… vous avez compris ? Je passe directement à la fin de la semaine suivante.
Un vrai carnage, ce soir. Un groupe de prisonniers a tué sept surveillants, deux gardes armés, tous les détenus protégés, a filé à la sécurité, y a mis le feu et s’est échappé alors que les pompiers arrivaient. J’ai reçu un coup de fil : je suis démis de mes fonctions, j’ai perdu la partie.
En quittant le jeu, j’essayais de trouver les erreurs que j’avais pu faire… Pas évident : l’émeute a commencé à la cantine alors que justement, j’avais bien géré cette partie de la prison, ils mangeaient tous à leur faim. En plus l’endroit était bien sécurisé… Mais ils ont réussi, à cinq, à prendre le fusil à pompe de mon garde……… Oh wait. Euh… Sérieux ? J’ai mis un garde armé d’un fusil à pompe dans un self ?
Je savais déjà qu’ils étaient loin d’être idiots chez Introversion, le studio qui a développé ce jeu. Mais là, j’ai vraiment été scotché par la perversité de leur montage. Pervers, car le Taser, les gardes armés, doivent faire l’objet d’une recherche préalable (tu payes une certaine somme de l’argent du jeu, et tu attends que la recherche soit terminée). Or dans un jeu vidéo, ce que l’on obtient via une recherche est forcément positif. Mais dans Prison Architect, à chaque progression dans les technologies de la branche “Sécurité”, on fait monter le niveau de violence dans la prison. Et il est bien sûr impossible de revenir en arrière, c’est psychologique : avec mes 6 gardes armés, j’ai quand même une baston tous les jours… ça serait quoi sans les gardes armés ? Et donc, énervé par les petites magouilles de tes prisonniers, tu te lances dans cette course à la sécurité, que le jeu te présente comme légitime, sans savoir que tu es en train de pourrir ta partie. Alors bien sûr, ça m’a frappé quand j’ai compris cet aspect du jeu, et pas seulement parce que j’habite en France en décembre 2015 : devoir lutter contre ses réflexes de violence, ça arrive à tout le monde. Quand je donne un cours au collège par exemple, je dois faire attention au réflexe qui est de monter le niveau de ma voix quand quelqu’un se met à parler à son voisin, car ça l’autorise seulement à parler un peu plus fort.
Voilà, vous pouvez penser que je vais un peu loin, car après tout, c’est juste un jeu vidéo. Mais en ayant regardé les vidéos de présentation des 36 (!) versions alpha, qui sont une sorte de journal de bord de la création du jeu, j’ai pu voir que l’équipe pensait vraiment les fonctionnalités du jeu… Par exemple, le choix du Taser, dont l’usage est dénoncé par Amnesty International, n’est pas anodin. Ou encore, ce passage – en anglais – où la peine de mort est introduite dans le jeu, est intéressant : https://www.youtube.com/watch?v=S7im85MDoxA&feature=youtu.be&t=12m40s
Je vous laisse avec quelques captures d’écran et des bises.